Une entreprise textile en déclin (1839-1962)
Berkshire Hathaway voit le jour en 1839 sous la forme de la Berkshire Fine Spinning Associates, une filature de coton dans la vallée industrielle de la Nouvelle-Angleterre. Après une fusion en 1955 avec la Hathaway Manufacturing Company, l’entreprise devient Berkshire Hathaway Inc., employant plus de 11 000 personnes et exploitant 15 usines. Mais les années 1950 et 1960 sont brutales pour l’industrie textile américaine. Face à la concurrence étrangère et à la montée des tissus synthétiques, Berkshire Hathaway, comme de nombreuses entreprises textiles américaines, se trouve en difficulté croissante :
- Baisse constante des ventes
- Fermetures progressives d’usines
- Licenciements massifs
- Marges bénéficiaires en chute libre
En 1962, un jeune investisseur de 32 ans d’Omaha, Nebraska, commence à acheter des actions de cette entreprise en difficulté. Son nom : Warren Buffett.
L’erreur de Warren Buffet qui changea tout
L’intérêt initial de Buffett pour Berkshire était purement opportuniste. L’entreprise se négociait en dessous de sa valeur liquidative – une situation de « net-net » comme l’appelait son mentor Benjamin Graham. Buffett n’avait aucune intention de posséder l’entreprise entière ni de s’impliquer dans l’industrie textile.
La relation entre Buffett et le PDG de l’époque, Seabury Stanton, débute de façon cordiale. Ils conviennent même verbalement d’un prix de rachat des actions de Buffett : 11,50 dollars par action. Mais quand l’offre officielle arrive, elle est de 11,375 dollars par action – une différence minime de 12,5 cents. Cette légère différence déclenche ce que Buffett qualifiera plus tard de « sa plus grosse erreur d’investissement ». Vexé par ce qu’il perçoit comme un manque de respect, Buffett décide non seulement de refuser l’offre, mais d’acheter suffisamment d’actions pour prendre le contrôle de l’entreprise. En 1965, il devient l’actionnaire majoritaire et évince Stanton.
Cette petite querelle d’ego avait involontairement donné naissance à l’un des plus grands conglomérats d’investissement de l’histoire.
La transformation de Berkshire Hathaway en conglomérat
Premières acquisitions stratégiques (1967-1970)
Dès le départ, Buffett comprend que l’industrie textile est une cause perdue à long terme. Au lieu d’essayer de revitaliser ce secteur en déclin, il adopte une stratégie radicalement différente : utiliser les flux de trésorerie des opérations textiles pour acquérir des entreprises dans d’autres industries plus prometteuses.
Les premières acquisitions significatives incluent :
Année | Entreprise | Secteur | Prix d’acquisition | Particularité |
---|---|---|---|---|
1967 | National Indemnity | Assurance | $8,6 millions | Première compagnie d’assurance |
1969 | Illinois National Bank | Banque | $10 millions | Acquisition bancaire majeure |
1969 | Sun Newspapers | Médias | $2,5 millions | Premier investissement médiatique |
1970 | Diversified Retailing | Commerce de détail | Fusion d’actions | Partenariat avec Charlie Munger |
L’acquisition de National Indemnity en 1967 se révèle particulièrement stratégique. Elle introduit Buffett au concept de « float » des assurances – l’argent que les compagnies d’assurance détiennent entre le moment où elles perçoivent les primes et celui où elles paient les sinistres. Ce « float » devient un levier financier puissant que Buffett utilisera comme source de capital à faible coût pour ses futures acquisitions.
Comme l’expliquait Charlie Munger, le partenaire de longue date de Buffett : « Utiliser le float des assurances pour investir est l’équivalent financier de pouvoir manger et garder son gâteau en même temps.«
L’alliance avec Charlie Munger (1970-1985)
La rencontre entre Warren Buffett et Charlie Munger en 1959 marque un tournant intellectuel majeur dans l’histoire de Berkshire Hathaway. Munger, avocat et investisseur brillant, pousse Buffett à évoluer au-delà des principes stricts de Benjamin Graham qui privilégiaient les entreprises sous-évaluées quelle que soit leur qualité.
Sous l’influence de Munger, Buffett adopte progressivement ce qu’il appellera plus tard le principe « Il vaut mieux acheter une entreprise extraordinaire à un prix ordinaire qu’une entreprise ordinaire à un prix extraordinaire.«
Cette évolution philosophique se traduit par des acquisitions majeures d’entreprises de qualité :
- See’s Candies (1972) : Achetée pour $25 millions, cette chocolaterie californienne possédait une marque puissante et des marges exceptionnelles
- Buffalo News (1977) : Journal local acquis pour $32,5 millions
- Nebraska Furniture Mart (1983) : Leader régional du mobilier acheté pour $60 millions
- GEICO (acquisitions progressives jusqu’au contrôle total en 1995)
L’investissement dans See’s Candies illustre parfaitement cette nouvelle approche. Malgré un prix d’acquisition représentant trois fois la valeur comptable (considéré comme élevé selon les standards de Graham), See’s s’est révélée être une machine à générer des profits, rapportant plus de $2 milliards à Berkshire au fil des décennies.
La fin de l’activité textile et la naissance du conglomérat pur (1985)
En 1985, après des années de tentatives pour maintenir l’activité textile à flot, Buffett prend la décision difficile mais inévitable de fermer la dernière usine textile de Berkshire Hathaway. C’est la fin symbolique de l’entreprise d’origine, mais le début officiel du conglomérat d’investissement que nous connaissons aujourd’hui.
Dans sa lettre aux actionnaires cette année-là, Buffett explique avec sa franchise caractéristique : « J’ai commis une erreur majeure en achetant Berkshire. Même si nous avons réussi à en tirer un bon parti, il aurait été plus intelligent de l’avoir simplement mise en liquidation.«
Pourtant, le nom « Berkshire Hathaway » est conservé, devenant l’étendard d’une philosophie d’investissement qui allait transformer le paysage financier américain.
L’âge d’or de Berkshire Hathaway
Les méga-acquisitions des années 1990-2000
À partir des années 1990, Berkshire Hathaway passe la seconde avec des acquisitions de plus en plus importantes :
- Solomon Brothers (1987) : Investissement majeur dans une banque d’investissement en difficulté
- GEICO (contrôle total en 1995) : Assureur automobile direct
- Executive Jet (1998, devenu NetJets) : Leader de l’aviation d’affaires en multipropriété
- Burlington Northern Santa Fe (2009) : Acquisition complète du réseau ferroviaire pour $44 milliards
- Lubrizol (2011) : Fabricant de lubrifiants industriels pour $9 milliards
- Heinz (2013, puis fusion avec Kraft en 2015) : Co-acquisition avec 3G Capital
- Precision Castparts (2016) : Fabricant de pièces aérospatiales pour $32 milliards
L’acquisition de Burlington Northern Santa Fe (BNSF) en 2009, au plus fort de la crise financière, illustre parfaitement la stratégie de Buffett : avoir le courage d’investir massivement quand les autres sont paralysés par la peur. Cette acquisition de $44 milliards – la plus importante de l’histoire de Berkshire à l’époque – représentait un pari sur l’infrastructure américaine et l’efficacité énergétique du transport ferroviaire.
Le portefeuille d’actions de Berkshire Hathaway : les « Big Four »
Parallèlement aux acquisitions complètes d’entreprises, Berkshire a construit un portefeuille d’actions impressionnant. Buffett a toujours privilégié une concentration sur un petit nombre d’entreprises exceptionnelles plutôt qu’une large diversification. Les quatre piliers historiques de ce portefeuille sont :
- Coca-Cola : Position construite principalement en 1988-1989 pour $1,3 milliard (valeur actuelle >$25 milliards)
- American Express : Position majeure depuis les années 1990
- Wells Fargo : Longtemps un investissement principal (largement réduit récemment)
- IBM puis Apple : Le pivot technologique de Berkshire (IBM vendu, position massive dans Apple)
L’investissement dans Apple représente une évolution remarquable pour Buffett, longtemps réticent aux investissements technologiques. Commencée en 2016 et renforcée progressivement, la position dans Apple est devenue la plus importante du portefeuille, représentant plus de 40% des investissements en actions de Berkshire.
Comme l’expliquait Buffett lors d’une assemblée annuelle :
« J’ai longtemps dit que je n’investissais pas dans la technologie car je ne la comprenais pas. Avec Apple, j’ai réalisé que je regardais l’entreprise sous le mauvais angle – ce n’est pas une entreprise technologique, c’est une entreprise de produits de consommation avec des clients fidèles.«
La structure organisationnelle unique de Berkshire
Au fil des décennies, Berkshire a développé un modèle de gestion radicalement différent des autres conglomérats :
- Décentralisation extrême : Les dirigeants des filiales opèrent avec une autonomie presque totale
- Siège social minimaliste : Moins de 30 employés au siège d’Omaha
- Absence de réunions formelles entre filiales
- Pas de plans stratégiques imposés par le siège
- Allocation de capital centralisée par Buffett et Munger
Ce modèle de « capitalisme décentralisé » permet à Berkshire de croître sans les inefficacités bureaucratiques qui ont souvent plombé d’autres conglomérats. Les dirigeants de filiales peuvent se concentrer entièrement sur leurs opérations, tandis que Buffett et son petit état-major se concentrent sur l’allocation du capital.
La culture de Berkshire Hathaway
Les principes d’investissement de Buffett
Au cœur du succès de Berkshire, on trouve un ensemble de principes d’investissement que Buffett a affinés au fil des décennies :
- Cercle de compétence : Investir uniquement dans ce que l’on comprend
- Marge de sécurité : Acheter avec une décote par rapport à la valeur intrinsèque
- Entreprises avec « fossé économique » : Avantages compétitifs durables
- Management de qualité : Intègre, compétent et orienté actionnaires
- Perspective à long terme : « Notre horizon d’investissement préféré est pour toujours »
- Indépendance d’esprit : « Soyez craintif quand les autres sont avides, et avide quand les autres sont craintifs »
Ces principes ont été remarquablement constants au fil des décennies, même si leur application a évolué avec l’expérience et la taille croissante de Berkshire.
Anecdote intéressante : pendant la bulle internet de la fin des années 1990, alors que Berkshire sous-performait significativement le marché, un actionnaire a demandé à Buffett pourquoi il n’investissait pas dans les valeurs technologiques en plein boom. Sa réponse : « Nous ne faisons pas les choses parce que les autres les font. Nous ne nous abstenons pas de faire quelque chose parce que les autres s’en abstiennent. Nous faisons uniquement ce qui a du sens pour Berkshire.«
Cette indépendance d’esprit est au cœur de la surperformance à long terme de Berkshire.
L’assemblée annuelle : le « Woodstock du capitalisme »
L’assemblée générale annuelle de Berkshire Hathaway à Omaha, est devenue un événement culte dans le monde des affaires – surnommée le « Woodstock du capitalisme« . Ce qui a commencé comme une petite réunion dans une cafétéria attire désormais plus de 40 000 personnes venues du monde entier. L’assemblée est structurée autour d’une session de questions-réponses marathon de 6 heures où Buffett et Munger répondent sans préparation aux questions des actionnaires. Cette transparence exceptionnelle est devenue la marque de fabrique de Berkshire.
La succession dans Berkshire Hathaway
La question de la succession à la tête de l’entreprise est devenue de plus en plus pressante avec l’âge avancé de Warren Buffett (93 ans) et Charlie Munger (99 ans). Buffett a progressivement mis en place une structure de succession :
- Greg Abel a été désigné comme futur CEO de Berkshire
- Ajit Jain continuera de superviser les activités d’assurance
- Les responsabilités d’investissement seront partagées entre Todd Combs et Ted Weschler
La principale préoccupation des actionnaires est de savoir si la culture unique de Berkshire pourra survivre à ses fondateurs charismatiques. Buffett lui-même a reconnu cette inquiétude, tout en soulignant que la structure décentralisée de Berkshire la rend moins dépendante de son leadership personnel que ne le pensent la plupart des observateurs.
Les critiques et échecs notables de Berkshire Hathaway
Malgré son succès global impressionnant, le parcours de Berkshire n’a pas été exempt d’erreurs et de critiques :
- Investissement dans Salomon Brothers (1987) : Buffett a dû intervenir personnellement pour sauver la banque d’un scandale de manipulation du marché des bons du Trésor
- Pertes dans l’assurance aviation après le 11 septembre 2001
- Investissements dans les compagnies aériennes : Longtemps évités puis adoptés, puis vendus à perte pendant la pandémie de COVID-19
- Kraft Heinz : Dépréciation massive de $3 milliards en 2019
- Performance récente par rapport au S&P 500 : Sous-performance sur les périodes de 5 et 10 ans
Buffett a toujours fait preuve d’une transparence remarquable concernant ses erreurs. Dans ses lettres aux actionnaires, il analyse régulièrement ses échecs avec la même rigueur que ses succès.
L’héritage de Berkshire Hathaway
L’impact sur la théorie et la pratique de l’investissement
L’influence de Berkshire Hathaway et de Warren Buffett sur le monde de l’investissement est immense :
- Popularisation de l’investissement axé sur la valeur auprès du grand public
- Démonstration de l’efficacité d’une perspective à long terme face au court-termisme des marchés
- Élévation de l’importance de la qualité des entreprises au-delà des simples métriques financières
- Modèle alternatif au conglomérat traditionnel à travers une décentralisation extrême
- Utilisation stratégique du float d’assurance comme source de financement
Ces contributions ont transformé non seulement la théorie académique mais aussi la pratique concrète de l’investissement. De nombreux gestionnaires de fonds parmi les plus performants se revendiquent aujourd’hui disciples de l’approche Buffett/Berkshire.
On peut considérer que dans l’histoire de l’investissement, il y a un avant Buffet et un après. Sa contribution à la compréhension de la création de valeur à long terme est comparable à celle d’Einstein à la physique moderne.
Berkshire Hathaway : un modèle de capitalisme
L’héritage le plus durable de Berkshire pourrait bien être son modèle de « capitalisme patient » – une alternative au modèle dominant axé sur les résultats trimestriels et l’extraction maximale de valeur à court terme.
Les principes clés de ce modèle incluent :
- Alignement des intérêts entre dirigeants, employés et actionnaires
- Autonomie opérationnelle combinée à une allocation centralisée du capital
- Horizons d’investissement mesurés en décennies plutôt qu’en trimestres
- Culture de confiance et de responsabilité individuelle
- Frugalité organisationnelle et méfiance envers les modes managériales
De nombreuses entreprises s’inspirent aujourd’hui de ce modèle, même si peu parviennent à le reproduire intégralement.
Je reste convaincu que les leçons à tirer de Berkshire Hathaway resteront pertinentes bien après que Buffett et Munger auront quitté la scène. Et c’est peut-être là leur plus grand accomplissement.
Pour aller plus loin
- L’effet boule de neige: La biographie officielle de Warren Buffet (2021)
- Tao of Charlie Munger: A Compilation of Quotes from Berkshire Hathaway’s Vice Chairman (2017)
- Devenir riche prudemment et patiemment avec Berkshire Hathaway (2023)